La restitution du patrimoine culturel africain est devenue depuis quelques années un débat de société important dépassant les seuls initiés.
Et pour cause puisqu’elle touche à des sujets sensibles comme la colonisation. Je vais tenter d’éclairer la question: son historique, les recommandations du rapport Sarr/Savoy, les constats actuels et les avis qu'on peut émettre sur la restitution.
Je dois dire que le sujet est passionnant et suscite nombre de controverses que je suis avec intérêt.
Il y a un plus de trois ans, j'avais visité le Musée du Quai Branly à Paris, lieu on ne peut plus symbolique. Après mon blog sur cette escapade (voir notre blog), je souhaitais faire une transition sur la restitution. Mais, puisque un rapport commandé par l’État français devait sortir, j’estimais nécessaire d’en prendre connaissance d'abord puis de suivre la réception de ses préconisations en Europe comme en Afrique, ses premiers effets, avant d’en parler.
Le moment est venu !
Bref historique de l'accaparement du patrimoine culturel africain
Tentons d’abord de faire un bref historique pour comprendre comment ces œuvres se sont retrouvées en Europe, dans quelles conditions et qui les détient.
Deux périodes sont à distinguer dans le processus d’appropriation du patrimoine culturel africain par les Européens pour l’essentiel: celle coloniale et celle post-coloniale (ou néocoloniale).
Le pillage du temps de la colonisation, du XIXème siècle à 1960
Des milliers d’objets ont été pillés par les États ou empires coloniaux, sont passés d'un continent à un autre, de l'Afrique à l'Europe.
Abdou Sylla, dans la revue Ethiopiques en 2005, a mis le doigt sur le paradoxe de missionnaires occidentaux incitant les populations à jeter leur patrimoine qualifié d’impie pour les récupérer puis les exposer comme des œuvres primitives dans les musées européens magnifiant leur prétendue mission civilisatrice avant qu’il ne soit valorisé par les plus grands artistes et collectionneurs occidentaux.
Rien qu’en France, on dénombre à ce jour près d'une centaine de milliers d'objets répertoriés provenant de l’Afrique subsaharienne rien que dans les collections publiques. D'autres pays européens ne sont pas en reste: le Royaume- Uni, le Portugal, l'Espagne, l'Allemagne, la Belgique et l'Italie... mais je vais évoquer là un rapport commandité par la France d’où un focus particulier (qui ne manque pas d’interroger sur l’absence de démarche panafricaine officielle ce que j’aborderai après).
Ces objets ont quitté le Continent africain soit à l’occasion de prises de guerre orchestrés par des généraux de l’armée coloniale, soit ont été pillés par des “explorateurs”, ethnographes, scientifiques, missionnaires, agents de l'État tous soutenus par l’administration coloniale.
Il faut le dire, les expéditions dirigées par des généraux de l'armée coloniale française contre la résistance africaine se sont accompagnées de véritables mises à sac du patrimoine culturel africain.
Contre les rois, princes, princesses, dit “rebelles”, le scénario a été identique témoignant de la violence de la colonisation tout comme de son entreprise méthodique de destruction des traditions comme de tout le système de valeurs existant.
C'est le cas par exemple pour Behanzin roi du Dahomey (actuel Bénin).
Le Général Amédée, durant son expédition punitive, ne s’est pas contenté de le déporter en Martinique puis Algérie où il mourra: son palais sera saccagé et tout sera pillé: son trône, des portes, des statues… Une véritable mise à sac a été organisée avec la fin du royaume d’Abomey le 17 novembre 1892.
Ces trésors, vous pouvez les retrouver exposés à plus de 6500 km et 6 heures d’avion au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris ou à Lyon et Périgueux (sous réserve d’avoir un visa, sésame inaccessible pour beaucoup, et de payer son ticket d’entrée pour avoir le droit de les admirer).
C’est pourquoi le Bénin a réclamé le retour d'objets dont 26 font aujourd'hui partie des œuvres “autorisées” légalement par les parlementaires français à être restituées..
Un autre exemple est celui du royaume de Samory Touré.
Considéré comme l’un des plus grands résistants africains de la fin du XIXème siècle, il a régné entre la Côte-d'Ivoire et la Guinée pendant deux décennies et sera victime de féroces représailles armées. Finalement vaincu par le général Gouraud, il sera déporté au Gabon où il mourra en 1898.
Là encore, un véritable trésor de guerre sera confisqué: des armes, de l’argent, des bijoux, des amulettes, etc… Elles sont désormais pour partie visibles à des milliers de kilomètres elles aussi: au Musée de l’Armée en plein Paris.
Les mêmes pratiques d’accaparement ont prévalu pour El Hadji Omar Tall et ses descendants.
Né en 1796 au Fouta Toro, c’est l’un des pères fondateurs du Tidjanisme (confrérie musulmane la plus répandue d’Afrique de l’Ouest) et de l’Empire Toucouleur au Sénégal qui s’étendra pendant plus d’une cinquantaine d’années du Sénégal actuel jusqu’au Mali et à l’actuelle Guinée.
Farouche résistant à la colonisation, il disparut mystérieusement dans les grottes de Bandiagara en 1864. Son fils Amadou Tall lui succèdera (1836-1897) et règnera depuis sa capitale Ségou (actuel Mali). Fidèle aux idées de son père, il se heurte quelques années plus tard aux troupes du colonel Archinard.
Une importante prise de guerre sera constituée par le colonel Archinard dont les plus prestigieuses pièces enrichiront la collection du Musée d’Histoire naturelle de la ville du Havre, sa ville natale. 518 volumes ont intégré la collection de la Grande Bibliothèque de France et le fameux sabre d’El Hadji Omar Tall fut cédé au Musée de l’Armée en 1909 par Archinard tandis qu'une centaine d’autres pièces sont désormais au musée du Quai Branly.
Depuis 1994, sa famille a réclamé, en vain, le retour de certains de ses objets et l'accès aux manuscrits. Ce n’est qu’en 2018, après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou qu’une porte s'est entrouverte: le sabre et son fourreau prestigieux ont enfin pris le chemin du retour à l’occasion d’un prêt pour l'ouverture du Musée des Civilisations Noires de Dakar en 2018.
L’Éthiopie revendique elle, depuis plusieurs années, les fresques murales de l'église Saint Antoine enlevées et exportées illicitement d’Éthiopie à partir de 1932 lors de la mission Dakar-Djibouti.
Aujourd’hui encore, elles constituent une des pièces phare du Musée du Quai Branly à Paris. Une demande officielle a été introduite pour que ces fresques soient restituées, sans résultat pour l'heure!
De nombreuses autres expéditions ou missions organisées et financées par l'administration coloniale, pourraient être citées, autant d’opportunités d’appropriation.
Mais il n’est pas question d’être exhaustif ici et si je mets en avant quelques cas, la liste est longue et concerne la quasi-totalité des pays d’Afrique.
Le pillage de 1960 à nos jours
Après 1960, correspondant à l’accession à l’indépendance, au moins formelle, de plusieurs États africains, non seulement les centaines de milliers d’objets déjà pillés n’ont pas été rendus mais les appropriations se sont poursuivies à grande échelle.
Sous couverts de missions ethnographiques, archéologiques, par l’intermédiaire de marchands d'art aidés par un trafic illicite d'objets ou des achats à des prix dérisoires, souvent sans factures ni preuves écrites, le patrimoine culturel africain a continué à quitter le Continent.
De nos jours, nombre d’objets dont la provenance est soit douteuse, soit clairement le fruit de l’histoire coloniale, trônent toujours dans les plus grands musées occidentaux ou des collections privées.
Au delà, ils s’échangent, parfois à des prix astronomiques, dans les plus prestigieuses maisons d’enchères du monde à Paris, Londres ou New York.
Une controverse récente autour de la mise en vente d'une paire de statues Igbo, issue de la collection privée de l'ancien conseiller de Jacques Chirac sur les "arts premiers" Jacques Kerchache, illustre bien l'ampleur du phénomène.
Une commission nationale nigériane a demandé sans succès la suspension de cette vente de statuettes mises aux enchères à Paris qu'elle estime acquises illégalement pendant la guerre du Biafra.
La variété des objets pillés
Si on peut avoir tendance à se focaliser sur les œuvres monumentales comme les statues par exemple, l’étendue des objets à restituer dépasse l'entendement: des œuvres cinématographiques, des archives de toute nature, des bijoux, trônes en or, textiles, photos, amulettes… le butin a été gigantesque !
Il concerne même des restes humains (crânes, squelettes...).
En avril 2018, Hirut Woldemariam, le ministre éthiopien de la Culture et du tourisme, s’insurgera contre l'exposition de deux mèches de cheveux du négus Tewodros II, empereur d’Ethiopie : “Montrer des restes humains sur des sites Internet et dans des musées est inhumain”.
Détenues par le Musée de l’Armée nationale du Royaume-Uni, elles seront restituées à Addis-Abeba vu le tollé provoqué pour rejoindre le corps du negus enterré au monastère de la Sainte-Trinité dans le Nord de l’Ethiopie.
En effet, au-delà d’objets du quotidien, des œuvres ont une lourde charge symbolique à l’image des trônes des rois Ghézo, Béhanzin et Glélé, des statues les représentant...
Une idée chiffrée du nombre des œuvres subsahariennes en Europe
Quelques chiffres tirés du rapport produit par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy plantent un décor assez parlant même s’il est parcellaire en traitant de la seule Afrique subsaharienne et des seules collections nationales.
Ainsi, rien qu'en France, 88 000 objets ont été répertoriés. En Europe, nombre de musées, du Vatican, de l’Italie à l’Allemagne, etc… sont aussi concernés.
Le British Museum conserve 69 000 objets d’Afrique, le Weltmuseum de Vienne 37 000, le désormais nommé Africa Museum de Tervuren, autrefois Musée du Congo belge, pas moins de 180 000.
Le Forum Humboldt de Berlin, à l’ouverture contestée le 16 décembre dernier, dans un contexte de revendication par le Nigéria de ses pièces maîtresses, les Bronze du Bénin, en compte 75 000 dans ses collections.
S’agissant plus précisément du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, il possède une collection de 70 000 objets d’Afrique dont 46 000 arrivés après la colonisation. Ce musée, regroupant depuis 1996 les œuvres du Musée de l'Homme et du Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (anciennement nommé Musée des colonies), rassemble la collection la plus importante en France.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, de 90 à 95% du patrimoine africain est hors d'Afrique selon Alain Godonou qui s’exprimait à l’Unesco en 2011!
L'Afrique subsaharienne ne concentrerait, dans son ensemble muséal, pas plus d’une dizaine de milliers d'œuvres sur des centaines de milliers.
De la genèse des demandes de restitution à l’engagement de la France
Récemment, l’État du Bénin a posé un acte politique fort. Il fait écho aux nombreuses demandes de restitutions auprès des anciennes puissances coloniales depuis les années 60, y compris à l’Assemblée générale de l’ONU (cf. le discours en 1973 de Mobutu, Président du Zaïre devenu la RD Congo).
D’une fin de non-recevoir...
En juillet 2016, le Président béninois Patrice Talon a relancé le débat par une demande officielle à la France, alors dirigée par François Hollande, pour obtenir la restitution d’une trentaine d’objets volés au Palais de Béhanzin.
La réponse n’a pas tardé: ce fut une fin de non-recevoir du Quai d’Orsay. Le Ministère des Affaires Étrangères français, a répondu que ces œuvres "ont été intégrées de longue date, parfois depuis plus d’un siècle, au domaine public mobilier de l’État français", et sont donc "soumises aux principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité, et d’incessibilité". "En conséquence, leur restitution n’est pas possible" concluait le Ministre.
Il est vrai qu’à l'aube des indépendances la France, voyant se profiler la fin inéluctable de la colonisation, n'a pas lésiné pour “protéger” tous les biens issues de ses colonies d’inévitables demandes en renforçant ses lois.
Parallèlement, elle a traîné des pieds pour rejoindre la convention de l’Unesco de 1970 sur le trafic illicite des biens culturels en ne la ratifiant qu'en 1996.
Malgré ces barrières légales consciencieusement établies, des mouvements de la société civile, acteurs culturels, activistes et politiques n’ont pas manqué de plaider la cause de la restitution dès les années 60.
Avec le Zaïre précédemment évoqué (actuel RDC), le Nigeria et l’Éthiopie ont été parmi les États les plus actifs pour obtenir la restitution d'objets pillés sur leur sol, depuis plus d’un demi siècle, sans oublier le Ghana et certaines familles (la famille Tall évoquée plus haut par exemple). L'Algérie, quant à elle, a réclamé les crânes de soldats tués pendant la guerre d'Algérie.
… à un engagement présidentiel
En février 2017, durant sa campagne électorale, le candidat Emmanuel Macron reconnaîtra, lors d’un voyage en Algérie, les méfaits de la colonisation sur les peuples en estimant “que la France devait présenter ses excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avions commis ces gestes”. Ces propos, parfois critiqués en France, ont été le prélude à son engagement de restitution.
Le 28 novembre 2017, c'est en tant que Président, lors d'une visite à l’université de Ouagadougou au Burkina Faso, qu'il a annoncé sa volonté de restituer, dans un délai de cinq ans, temporairement ou définitivement, le patrimoine culturel de l’Afrique subsaharienne.
S’il est critiqué pour ses relents paternalistes et sa politique migratoire en Afrique, il a sur ce sujet pris de court le monde culturel et, en premier lieu, les dirigeants des musées français.
"Le patrimoine africain (…) doit être mis en valeur à Paris, mais aussi à Dakar, Lagos, Cotonou", a alors souligné le Président français, à la grande satisfaction des autorités béninoises engagées dans le développement du tourisme mémoriel notamment à Ouidah.
De retour à Paris, une mission « de réflexion et de consultation » pour la restitution du patrimoine africain a été confiée à l'universitaire et économiste sénégalais Felwine Sarr, auteur du best-seller Afrotopia, et à Bénédicte Savoy, critique d’art et universitaire à Berlin.
Après des mois de recherches, d'entretiens, ils ont pu inventorier le patrimoine présent en France et rendre leurs préconisations...
Retrouvez notre seconde partie sur les recommandations du rapport Savoy-Sarr
Sources : Rapport sur la restitution du patrimoine africain de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy / Photos: A.S, lieu: musée du Quai Branly-Jacques Chirac
Quote "Critique of the notion of African art", p.67
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